Le regard du médiateur
Il est des images trompeuses qui ne sont pas chargées de mauvaises intentions. On pense voir des jumelles disproportionnées posées sur un trépied à hauteur des yeux. Il n’en est rien. Une observation plus précise de l’objet nous indique qu’il ne possède ni lentilles ni œilletons. En retrait, un homme en costume sombre incline légèrement la tête en avant. Son regard dirigé vers le sol semble perdu, il ne regarde rien, il est dans une attitude introspective. En effet, il a placé les embouts de l’objet dans ses oreilles et il écoute attentivement. Ce n’est pas un objet optique binoculaire mais des cornets acoustiques destinés à l’écoute des “bruits aériens de sources lointaines”. Cette mise en scène a été réalisée dans un cadre scientifique pour faire une démonstration de cette invention par la Direction des Inventions, ancêtre du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique). Le protocole de prise de vue correspond à l’iconographie scientifique : le fond est neutre, l’image est nette et probablement prise à la chambre compte tenu du format de l’image (4x5). L’image est datée, nous sommes le 31 mai 1935 et Georges Mabboux pose avec son invention dans une mise en scène intrigante, drôle et absurde. Ce qui s’apparente à de longues vue sont en réalité de “grandes oreilles” selon l’expression utilisée par Luce Lebart qui a exhumé ces images d’archives pour constituer un corpus et raconter l’histoire de la politique d’encouragement à la recherche scientifique et industrielle. Et c’est avec malice qu’elle dévoile l’histoire de cet objet qui sera obsolète avant même d’être exploitable. La concurrence des inventions est féroce, et dans un processus de sélection naturelle, le radar a supplanté les cornets acoustiques.
